Bombe israélienne : quand de Gaulle a dit non à Ben Gourion
Ben Gourion et De Gaulle sur le perron de l'Elysée
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C'est un document classé "très secret" qui, à notre connaissance, n'a jamais été publié - un document qui apporte un éclairage particulièrement instructif, au moment où François Hollande arrive en Israël et à quelques jours de la reprise des négociations internationales sur le programme nucléaire iranien.
Il s'agit du compte-rendu d'un long tête-à-tête entre le Général de Gaulle et son homologue israélien, David Ben Gourion, le 17 juin 1960, à l'Elysée. Nous l'avons trouvé dans les archives privées d'un proche collaborateur du chef de la France Libre. L'existence de cette rencontre au sommet était bien connue des historiens - François Hollande l'a d'ailleurs évoquée lors de son discours en présence de Shimon Pères, à son arrivée en Israël. Mais pas les détails de son contenu. Ils sont fascinants.
Ce jour-là, David Ben Gourion est à Paris pour tenter de convaincre le nouveau gouvernement français de poursuivre l'aide ultrasecrète que la France apporte, depuis 1956, à Israël dans son programme nucléaire militaire, aide à laquelle de Gaulle, revenu aux affaires en 1958, voudrait mettre un terme.
L'aide en question est considérable : à la suite d'un protocole secret signé en 1956, des entreprises françaises construisent, à Dimona, dans le désert du Néguev, un réacteur "plutonigène" à l’eau lourde (une installation équivalente à celle que les Iraniens sont en train de bâtir à Arak…) et, à la suite un accord tout aussi confidentiel de l'année suivante, une usine de séparation du plutonium (que les Iraniens n’ont pas encore).
Le soutien français est si décisif qu'Israel a accepté une condition fixée par Paris en 1956 : lorsque Tel-Aviv décidera de construire une bombe, il devra demander l'autorisation à la France.
Or, en cette fin de printemps 1960, le temps de la décision est venu. Ben Gourion vient demander au Général que la France achève les travaux du réacteur de Dimona et ceux de l’usine de séparation du plutonium, livre l'uranium dont il a besoin pour les alimenter et donne son aval à la construction de la première arme nucléaire israélienne.
Voici l’essentiel de ce compte-rendu, rédigé en style indirect :
Le Général commence par interroger le président israélien sur les arrangements passés avant son retour aux affaires. Ben Gourion répond que "c’est seulement dans quelques mois, à l’achèvement du plan actuel, que le gouvernement israélien aura à demander au gouvernement français son accord pour procéder à la fabrication de la bombe atomique."
"Le Général De Gaulle demande [alors] franchement à M. Ben Gourion pourquoi celui-ci désire avoir la bombe atomique. M. Ben Gourion entend répondre avec non moins de franchise. (…) Quand Nasser [le président égyptien] aura reçu les Mig 19 que lui a promis l’URSS, ces avions, contre lesquels Israël n’a pas de défense, pourraient bombarder Tel-Aviv et Haïfa, rendre impossible la mobilisation et détruire les quatre aérodromes (un civil et trois militaires) qui existent en Israël (l’Egypte en possède 26.) En une heure de temps, l’Egypte pourrait donc créer des conditions telles qu’elles seraient en mesure de remporter la victoire. (….) Israël sait qu’il perdrait dans une guerre les meilleurs de ses éléments, c'est-à-dire certains Israéliens de souche et les immigrants d’Europe et d’Amérique, qui constituent les cadres, la plupart des autres immigrants provenant de pays plutôt attardés. Dans ces conditions, une perte importante d’hommes porterait un coup fatal au pays. Pour cette raison et pour d’autres d’ordre général, Israël désire posséder des moyens de dissuasion suffisamment puissants pour éviter une guerre au Moyen Orient. La bombe atomique constituerait un atout considérable à cet égard encore que certains disent que si Israël la possédait, l’URSS en fournirait à l’Egypte."
"(Le Général De Gaulle dit que) la France ne laissera pas détruire Israël.(…) Au cas où il serait attaqué, il serait défendu. M. Ben Gourion ne doute nullement de la parole du Général De Gaulle (…). Il n’en reste pas moins que si l’aide française ainsi que l’américaine promise également par le président Eisenhower venait après l’attaque, il serait trop tard. En effet, la victoire reviendra à celui qui aura la suprématie aérienne. Si Nasser sait qu’il est le plus fort et qu’Israël n’a pas les moyens d’arrêter ses avions et de détruire ses propres villes, Israël est perdu. La condition de la paix est qu’Israël possède un « deterrent » [un moyen de dissuasion] assez puissant pour décourager Nasser.
(Le Général De Gaulle pense) que Nasser n’aura pas les moyens d’anéantir en une heure une ville telle que Tel-Aviv. (…) Ben Gourion estime au contraire qu’il les aura dans les six mois. Nasser possède déjà six Mig 16, une grande quantité d’autres seront livrés en octobre. Il pourra donc anéantir l’aviation israélienne. Après quoi, les bombardiers Yliouchine, qui seront basés à huit minutes de Tel-Aviv et dont chacun transporte dix tonnes d’explosif pourrait déverser assez de bombes sur les villes et les aérodromes israéliens pour les détruire et paralyser la mobilisation en un seul jour."
"Le Général De Gaulle fait remarquer (…) qu’il est indiscutable que si Israël possédait une bombe atomique, l’Egypte ne tarderait pas à en recevoir une aussi. Tout en comprenant très bien le souci de M. Ben Gourion, le Général De Gaulle estime que si la France était le seul pays à armer ainsi un autre Etat, alors que ni les Etats-Unis ni l’Angleterre ni l’Union Soviétique n’ont aidé personne en la matière, elle se mettrait dans une situation internationale impossible à un moment où elle ne jouit pas de très grandes facilités sur le plan mondial. (…)
"M. Ben Gourion exprime son désir de ne rien faire qui puisse être préjudiciable à la France. Il ne demandera donc pas de construire la bombe et se contentera, comme l’Inde et la Suède, d’une usine de séparation. Le Général Ge Gaulle fait allusion au fait qu’à partir du moment où Israël disposera d’une usine et de matière fissile, l’autorisation de faire la bombe deviendra moins intéressante pour lui.
M. Ben Gourion, non seulement en son nom propre mais encore au nom de son pays, prend l’engagement solennel de respecter la décision de la France. (…) L’usine sera uniquement utilisée pour la recherche scientifique et pour la production d’énergie électrique. M. Ben Gourion ne veut plus penser à la bombe. En d’autres termes, il considère que les consultations prévues à l’accord ont déjà eu lieu."
Evidemment, De Gaulle comprend que Ben Gourion ne fait cette incroyable promesse que dans le but de voir la France achever les installations atomiques commandées. Mais cette ambigüité va permettre aux collaborateurs du Général de trouver une voie de sortie à moindre coût financier (l’annulation des contrats en cours serait très onéreuse) et diplomatique pour Paris.
Cette solution médiane, jésuite, pourrait-on dire, est proposée par le ministre des Affaires atomiques, Pierre Guillaumat. Elle est résumée dans une autre note secrète : "L’attitude suggérée par Guillaumat, y est-il écrit, vise à ce que la France ne pas soit pincée, sur le plan international, en flagrant délit d’aide à Israël dans le domaine atomique militaire et que la solution retenue soit la moins onéreuse pour le gouvernement français en raison des dommages et intérêts à payer (entre 1,5 Milliards et 7 à 8 Milliards). On ne peut peut-être pas empêcher Israël de fabriquer la bombe mais on ne pas en prendre la responsabilité."
Au final, six mois plus tard, le Général décidera, lors d’un conseil restreint, le 12 janvier 1961, de couper la poire en deux : faire cesser toute aide française concernant l’usine de séparation du plutonium (les ingénieurs estiment que l’arrêt de cette collaboration retardera son achèvement de trois ans) mais de terminer la construction du réacteur de Dimona et de rendre publique cette aide – sans dire l’entière vérité.
Pour l’opinion publique, on adopte la proposition du responsable du programme atomique militaire israélien, Shimon Peres. Cette offre est rapportée dans une note "très secret" rédigée par le ministre français des Affaires étrangères de l’époque, Maurice Couve de Murville : "M. Perez (sic !) a proposé pour "noyer" un peu la collaboration atomique franco-israélienne de conclure entre les deux pays un accord de coopération pour le développement des déserts, dans lequel il serait mentionnée l’étude de l’adoucissement des eaux de mer aux moyens de réacteurs atomiques."
Plus d’un demi-siècle plus tard, c’est le même Shimon Peres, devenu président de son pays, qui reçoit son homologue français, François Hollande.
Source: le Nouvel OBS